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"Le sens du Tragique" - Entretien avec Olivier Balazuc

Les élèves de 3ème année (promotion 2018) travaillent, en octobre 2017, avec Olivier Balazuc - acteur, metteur en scène, et auteur - sur deux tragédies de Sénèque, Thyeste et Médée. Ils présentent ces deux pièces dans le spectacle "Tragédie(s) de Sénèque : Médée / Thyeste" du 1er au 5 décembre 2017, à l'école. Dans un entretien, Olivier Balazuc revient sur des questions qui ont traversé ce travail sur le sens du tragique.



Olivier Balazuc - Ecole du Jeu - 2017


Est-ce que c’est possible de jouer les personnages tragiques ? En tant qu’acteur, on a l’impression que ce sont des monstres sacrés avec des conflits intérieurs et des émotions surhumaines. Est-ce qu'on n’est pas voué à toujours constater notre impuissance à incarner ces personnages ?


Je ne sais pas si on arrive à les jouer. Mais on peut au moins tenter de jouer l’impossibilité de les jouer.

Dans la tragédie, c’est la parole qui s’incarne. Un vertige pour le comédien ! Donc, on ne peut pas se raccrocher aux petites choses, à un jeu « quotidien ». C’est le monde de l’inconscient, de la pulsion, dont est bannie toute psychologie. On ne peut pas attraper ces personnages par l’extériorité. On est amené à se laisser traverser par la parole. La tragédie commence quand un personnage parle, alors qu’il ne devrait plus parler. Que la parole est devenue impossible. C’est une parole de l’au-delà de la parole. C’est pour cette raison, paradoxalement, que la tragédie n’est pas triste (la tristesse, c’est dans le drame) et qu’il existe une joie tragique.


Même si les pièces tragiques relatent des histoires terribles, la tragédie ne réside pas dans les événements eux-mêmes. Thyeste ou Médée ne seraient que des faits-divers sordides ! La tragédie est un fait poétique. Il y a tragédie parce qu’une voix s’élève au milieu des décombres. Les médias utilisent sans cesse le mot « tragique » pour évoquer des événements atroces, qui nous dépassent, comme dans le cas des attentats. En réalité, ils alimentent de manière superlative notre sens du dramatique. Or, il n’y a tragédie que si quelqu’un en donne la mesure. Une parole par-delà l’effroi et la douleur. Quand, après le Bataclan, le journaliste Antoine Leiris écrit la lettre ouverte « Vous n’aurez pas ma haine », il nous rend notre humanité par la valeur émancipatrice d’une parole. Une parole qui fleurit au-dessus de ce qui aurait dû l’anéantir. Et ce qui nous traverse en lisant ce texte, ce n’est pas de la tristesse, mais de la joie. A ce moment-là j’ai été fier d’appartenir à la communauté humaine. On dit toujours que les hommes sont abominables et ne pensent qu’à sauver leur peau, mais dans ces deux grands traumatismes récents (janvier et novembre 2015), nous avons vu des gens être transfigurés et devenir sublimes. La tragédie en ce sens, c’est la victoire de la parole sur les puissances du néant.


 

Tu nous as invités à puiser dans nos univers personnels pour construire nos personnages. Nous avons construit un spectacle ensemble autour du travail d’acteur, sans aborder directement la mise en scène. Comment ce travail rencontre-t-il le travail du metteur en scène ?


Dans notre travail ensemble sur Sénèque, j’ai voulu vous inviter à faire des propositions personnelles qui soient, pour chacun, votre point d’incandescence. Sortir de la zone de confort (physique, imaginaire), pas pour toucher vos limites, mais pour les repousser. C’est ce qui fait qu’à l’arrivée, nous avons huit Médée et qu’il n’y en a pas une semblable. On présente le kaléidoscope de la pièce. Et par le travail au plateau, nait une idée de mise en scène : celle de réunir toutes les Médée à la fin. Cette idée ne préexistait pas au travail.


Le metteur en scène, c’est l’auteur du spectacle, il est dans une recherche personnelle. Mais cette recherche ne peut vivre qu’à travers des acteurs…

Tu peux rêver une mise en scène à l’avance, tant que tu n’es pas en travail au plateau, il n’y a rien qui tienne. Ce que tu as rêvé peut être une nourriture pour les acteurs. Mais l’épreuve de la vérité du plateau déplace les choses progressivement. Pour moi, une indication de mise en scène, c’est moins une prescription qu’une autorisation, libérer la créativité de l’acteur. Le cœur du travail c’est : comment l’humanité d’un texte traverse l’humanité d’un interprète et prend forme grâce à elle. Tout le reste est littérature… un peu de technique, des trucs.


Ce qui est important c’est de prendre conscience du travail de l’acteur-créateur. C’est vers ça que tendent les outils que je vous ai proposés. Il s’agit de sentir qu’un mouvement sur un plateau est inspiré par un mouvement de pensée. Aucun état d’âme, mais des états de pensée. Une pensée en acte. Ce mouvement de pensée, ultimement, appartient à l’acteur.



Le Sens du Tragique - Ecole du Jeu - 2017


Tu nous as beaucoup fait travailler avec la notion de présent de plateau. En quoi la tragédie de Sénèque qui peut sembler très éloignée de nous, permet de se connecter au présent selon toi?


Ce que permet le théâtre latin c’est la libération sur la scène de la pulsion, de la part désirante, infantile, sans entrave, comme dans le rêve. Les mécanismes de l’inconscient sont à l’œuvre. Le rêve est souvent d’une violence folle. C’est un théâtre qui travaille sur le tabou.

C’est ça que le jeu permet. J’essaie de vous faire travailler avec la pulsion. Pulsion de l’instant, du ressenti au plateau. L’acte de courage dans le jeu, c’est d’enlever la barrière. Affronter le ridicule. La parole c’est quelque chose qui se libère, qui surgit.


L’art de l’acteur c’est de faire entendre au présent une parole immémoriale. Shakespeare est autant notre contemporain qu’un jeune poète d’aujourd’hui. Un poète écrit moins sur le présent qu’il n’écrit « au » présent, c’est-à-dire sur la part inactuelle de notre humanité. On est loin de l’effet de mode ! C’est pour ça que Rimbaud continue à tant frapper les adolescents. Dans sa poésie quelque chose vibre, qui raisonne avec ce que chacun vit au moment de l’adolescence, ne serait-ce que pour un instant.


Le présent de plateau permet d’attraper l’unicité de chaque acteur. Si on ne fait que réexécuter une convention assimilée et qu’on ne donne rien de soi, on n’attrape pas le présent. On tombe alors dans ce type de théâtre qui parle toujours au passé, même dans un emballage high-tech.

Vitez disait que monter des auteurs classiques, c’est revenir sur les traces. Il y a eu un jour ou le Misanthrope a été monté pour la première fois, il a fait scandale, c’est cette charge de scandale qu’il faut retrouver. Elle est là, la subversion poétique !


 

Les personnages tragiques amènent l’idée de la subversion d’un ordre. J’ai l’impression que, pour toi, c’est le rôle du théâtre, de subvertir quelque chose, de surprendre et bouleverser le spectateur…


On attend beaucoup aujourd’hui que l’artiste soit la Garantie-Darty d’un ordre social et communautaire. Ce que le politique échoue à incarner. Le bout du bout de la notion de culture, comme si le but du geste artistique était d’être le ciment d’un ordre moral. Or, la culture c’est un terme politique. Nous ne sommes pas les mercenaires de la culture, mais des artistes. L’art ouvre un espace au désordre nécessaire, à l’exploration du chaos intérieur. L’artiste est toujours un vecteur de contre-culture. C’est ce qui permet à la culture de rester vivante, d’être une réalité organique et non une valeur qui se décline au passé.


Chaque être humain est à lui-même un cosmos, un monde infini de pulsions, de pensées contradictoires, où se mélangent la morale, les désirs, les instincts, le goût, le dégoût, la connaissance… L’aventure de la vie c’est d’aller à la rencontre des autres cosmos. Être artiste c’est oser faire sauter les verrous. C’est pour ça que le poème, s’il tente l’aventure, est nécessairement subversif.


On confond souvent cette subversion avec la polémique, qui est purement médiatique. La polémique c’est excluant. La polémique c’est fermer le focus sur quelqu’un et l’exclure du groupe, c’est dire qu’il y a les bons et les salauds. A l’inverse, la subversion rassemble. Elle permet d’atteindre le sublime, parfois même dans l’horreur de nous-mêmes.

La plupart des gens passent leur vie à dire « j’aimerais, je voudrais ». Quand le poète dit « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? » (Verlaine, "Sagesse") c’est très subversif. Il nous inflige quelque chose de violent mais qui libère la joie et l’amour. Avec ce coup de poing dans la figure il te dit : tu n’es pas seul au monde. La subversion est un acte d’amour très profond.


Le Sens du Tragique  - Ecole du Jeu - 2017



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